Liberté et égalité en ligne passent par une loi sur la neutralité du net

« Liberté et égalité en ligne passent par une loi sur la neutralité du net » (C. Paul)

 

Alors que la ministre de l’économie numérique Fleur Pellerin organise mardi une énième table ronde sur la neutralité du net, le député PS de la Nièvre Christian Paul, président du groupe d’étude sur l’internet à l’Assemblée Nationale, publie sur Numerama cette tribune par laquelle il appelle le Gouvernement à légiférer pour « réaffirmer le principe de la neutralité du net » :

Liberté et égalité en ligne passent par une loi sur la neutralité du net

Christian PAUL, député (PS) de la Nièvre,
président du groupe d’étude sur l’internet à l’Assemblée nationale

Les réseaux numériques ont changé nos vies. Les activités économiques et sociales, culturelles et citoyennes s’y déploient chaque jour de manière plus innovante. Un retour en arrière s’annonce-t-il ? Une régression générale, qui conférerait à quelques-uns la maîtrise du net, se profile-elle derrière les duels récents, comme celui qui oppose Google et Free ? Sans recul, ni retard, réaffirmons le principe de neutralité du net.
Réseau plaçant chacun sur un pied d’égalité, sans modèle économique pré-établi et jugé pour cela par certains en France sans avenir à l’époque du minitel, Internet doit sans doute à son ouverture son étonnante capacité d’évolution. Il est d’abord un précieux bien commun d’un nouveau type : un bien commun informationnel.
Quelques imperfections dérangent ce paysage trop parfait… Sur nos mobiles, l’accès à l’Internet est loin d’être sans entraves. Certains usages, comme le P2P ou la téléphonie sur IP sont encore trop souvent proscrits ou indûment surtaxés. Mais, globalement, le réseau est ouvert et, jusqu’à récemment, chacun des acteurs qui le composent restait à sa place.
Cet équilibre est aujourd’hui menacé en France par une triple pression et une dépression. Il y a tout d’abord celle des fournisseurs d’accès Internet qui estiment être dans l’incapacité de continuer à faire leur métier, à monétiser leurs équipements, et à déployer les réseaux de nouvelle génération (fibre, 4G…). Il y a ensuite celle de l’État qui s’émeut – à juste titre – de la faible contribution de certains éditeurs de services en ligne aux finances publiques. Il y a également la pression de trop nombreux détenteurs de droits, qui n’ont pas encore su prendre le virage du numérique et aimeraient rétablir artificiellement des péages. Il y a, enfin et surtout, le faible nombre de grands éditeurs de service en ligne français qui donne la tentation de court terme de défavoriser cette catégorie d’acteurs au profit des «champions nationaux» existants.
L’initiative de Free de filtrer par défaut les publicités pour ses abonnés doit être analysée dans ce contexte. Ne nous trompons pas pour autant de cible. Free a contribué avec d’autres à l’émergence d’un accès internet haut débit illimité de qualité en France. Ne nous trompons pas non plus de combat. Nous n’avons aucune garantie que les bénéfices d’une telle modification de l’écosystème seraient réinvestis dans le déploiement de nouveaux réseaux. Le signal négatif envoyé aux éditeurs de service établis en France serait par contre clair et net. Et l’histoire a déjà arbitré en faveur de l’ouverture.
Économique, le danger est également démocratique. C’est un défi de civilisation. Au-delà du seul réseau, l’ouverture réelle du monde numérique n’est évidemment pas parfaite. Les discriminations qui sont parfois le fait d’un Apple ou d’un Facebook nous préoccupent. Le laissez-faire d’un Twitter nous interpelle. Nous ne réglerons pas tous les problèmes du numérique d’un seul coup en protégeant la neutralité du net, mais nous ne créerons pas non plus un monde meilleur en permettant le blocage, le filtrage, le bridage ou toute autre discrimination indue liée aux contenus, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données par les FAI ou tout autre intermédiaire technique.
Dernièrement, les remises en cause des équilibres du net prennent des formes très séduisantes pour les internautes, comme un filtrage des publicités ou des échanges réellement illimités depuis un mobile vers le «cloud» de son fournisseur d’accès. Si le consommateur a un avantage de court terme dans ces «services gérés» – plus prioritaires, plus contrôlés, ou juste moins chers – son intérêt à moyen terme est dans la compétition des offres de service.
Ne permettons pas aux distributeurs de prendre trop de pouvoir sur leurs clients et sur leurs fournisseurs, les éditeurs de service en ligne. Ne laissons pas trop vite l’Internet se transformer en un réseau dual, avec d’un côté, en premium, la consommation d’un «bouquet de services», imposé par le fournisseur d’accès, et de l’autre, un net public résiduel, ramené à une « qualité suffisante » que nous serions bien en mal de définir et de protéger. Chacun doit rester maître de ses communications, et le net des communautés et des acteurs innovants ne doit pas être le parent pauvre de celui des géants.
L’innovation doit rester la règle, aussi bien en périphérie qu’au cœur du réseau. Pour prévenir les menaces, à l’ère des pionniers doit succéder celle des urbanistes du net, et des urbanistes durables. Un régulateur, mieux armé par une nouvelle loi, doit veiller à ce que la neutralité soit la règle et encadrer ses exceptions motivées, dont notamment les fameux «services gérés». L’autorité judiciaire – et elle seule – doit arbitrer les conflits entre droits fondamentaux. Cette loi sera un facteur essentiel de liberté et d’égalité en ligne.
Voilà pourquoi nous étions nombreux en 2011 à lancer ce débat public, avec une proposition de loi sur la neutralité du net. Rien depuis ne conduit à y renoncer. La pluralité des enjeux, que l’on ne saurait réduire à la seule économie, rend une initiative législative particulièrement nécessaire. Prévenons les risques, ils sont nombreux. Ensuite, il sera trop tard.