Il y a dix ans exactement, j’écrivais Le peuple des connecteurs . J’étais alors persuadé qu’en nous interconnectant en réseau plutôt qu’en nous organisant en silos nous changerions le monde en un claquement de doigt.

J’exposais ce qui ne marchait plus dans notre monde complexe et suggérais que l’auto-organisation était la solution à la crise de la complexité (à l’origine selon moi de nombre de nos maux). J’étais surtout persuadé que grâce à Internet, un outil né décentralisé, nous nous dirigerions vers un monde toujours plus décentralisé, moins inégalitaire, moins en prise de quelques puissants.

Je n’ai jamais cru que la technologie en elle-même changerait le monde. Il s’agissait pour nous de nous en saisir pour amplifier un mouvement déjà à l’œuvre et nécessairement vital pour traverser la crise.

J’étais trop optimiste. L’ubiquité d’un réseau décentralisé n’implique malheureusement pas la décentralisation des acteurs qui opèrent à sa surface (elle l’implique même le contraire à cause de la loi winner-take-all ). En dix ans, nous avons ainsi assisté à une centralisation sans précédent, avec la montée en puissance des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), la surveillance généralisée des individus par les gouvernements, l’enrichissement démesuré des hyper-riches au détriment du commun des mortels.

Dans le même temps, la complexité n’a cessé de s’accroître et aucun des problèmes complexes propres à notre temps n’a été résolu, ou même abordé avec une méthodologie post-cartésienne. Dérèglements climatiques, pollution de la chaîne alimentaire, extrême pauvreté, chômage endémique… n’ont cessé de s’aggraver, ce qui est assez logique, car il faut changer de méthodologie pour les solutionner alors que nous nous enkystons dans les vieux poncifs hérités de l’âge pharaonique.

D’une certaine façon, nos sociétés n’ont jamais été aussi centralisées. C’est dramatique, parce que nous sommes face à une crise que nous ne traverserons pas avec ce mode d’organisation. Si les choses en restent en l’état, j’imagine trois grands scénarios.

  1. Un gigantesque cataclysme, soit naturel soit artificiel, qui épurera la population jusqu’à la ramener à un niveau tel que la complexité en serait mécaniquement réduite, ainsi donnant une chance aux silos de perdurer (scénario probable puisque rien n’est fait pour traverser la crise de la complexité).
  2. Une militarisation des populations, chacun de nous devenant une espèce de soldat préprogrammé, aux comportements ultraprévisibles, façon en quelque sorte de réduire la complexité, et encore une fois de maintenir les silos opérationnels (d’où les programmes de surveillance des populations mis en œuvre par les gouvernements).
  3. Une victoire (improbable) des idéologies décroissantes qui nous feraient entrer dans un second moyen âge.

Heureusement, un sursaut reste possible. Déjà parce que nous sommes les principaux responsables de la crise, oui, chacun d’entre nous. Nous avons créé les GAFAM et les ultrariches par nos comportements de consommateurs stupides, et certains d’entre nous travaillent dans les organisations qui mettent en œuvre la surveillance, sans avoir comme Snowden le courage de la dénoncer. Un jour, il faudra peut-être juger ces collaborateurs, mais sans doute pas avec plus de sévérité que tous les humains libres, moi le premier.

  1. Nous sommes libres de changer le monde.
  2. Nous sommes aussi libres de faire comme tous les autres. Victimes du mimétisme, nous n’usons pas de notre liberté pour nous différencier, mais au contraire pour nous conformer, ce qui fait le jeu des silos (et facilite notre surveillance).

Quand j’écrivais Le peuple des connecteurs, je nous croyais collectivement à la veille d’un gigantesque changement de comportement. Au contraire, les tendances lourdes initiées par la société consumériste au XXe siècle n’ont fait que se renforcer depuis. J’ai plus souvent qu’avant tendance à être pessimiste, mais reste cette possibilité d’un éveil. Comment le provoquer, c’est toute la question.

J’ai essayé en écrivant, j’essaie encore avec ce texte même, mais il ne sera lu que par quelques centaines de personnes, déjà convaincues par tout ce que je dis. Il faut écrire autrement, adopter d’autres approches… et sans doute continuer à semer des graines jusqu’à ce que la forêt se mette soudainement à pousser. Après tout, ça serait dans la logique de la décentralisation. Peu à peu les grains de sable s’accumulent jusqu’à provoquer un basculement dans les états critiques.

Alors je me donne le moral en songeant à ces forêts qui pousseront bientôt. J’imite le héros de Giono dans L’homme qui plantait des arbres , sans cesser de grimacer, surtout quand je vois des intellectuels comme Evgeny Morozov montés au pinacle (par les médias qui adorent les réactionnaires puisqu’ils leur donnent un espoir d’un retour à leur âge d’or). Comme moi, les Morozov & cie critiquent l’état de notre monde, mais leur analyse diffère du tout au tout. Ils voient la solution dans le mal, dans la centralisation, cette centralisation à la source des inégalités comme des ultrariches.

Un exemple, dans Libération, Morozov déclare :

On ne peut pas se permettre de déléguer les questions relevant de la technologie au seul marché, de les gérer comme de simples consommateurs. Non, il faut traiter la technologie de la même façon que la monnaie : c’est l’une des puissances centrales qui organise la vie moderne. Un pays qui abandonne sa capacité souveraine à fabriquer et organiser les technologies court plus ou moins le même risque qu’un pays abandonnant sa capacité à frapper et organiser sa propre monnaie.

Cette position est tout simplement inquiétante. La capacité à frapper monnaie est le privilège du pharaon, du roi, aujourd’hui des banques privées avec l’aval des banques centrales. Ce privilège a toujours été à l’origine d’une classe d’ultrariches. Nous croulons aujourd’hui à cause de ces puissants. Parce qu’ils financent les GAFAM depuis toujours. Parce qu’ils creusent sans fin et aveuglément l’écart entre les riches et les pauvres. Leur donner plus de pouvoirs serait une très mauvaise idée, d’autant qu’ils en demandent sans cesse davantage.

Se croire capable de transférer leur puissance technologique entre les mains de l’État est une dangereuse illusion. Elle consisterait à passer d’un totalitarisme privé à un totalitarisme d’État. Je n’ai pas envie d’en choisir un plutôt que l’autre, parce que l’excès de puissance implique automatiquement des dérèglements de la raison humaine, et en prime ne nous aide en rien à affronter les problèmes complexes.

La solution reste pour moi celle évoquée dans Le peuple des connecteurs. Décentraliser. Répartir la puissance entre le plus grand nombre d’acteurs possibles pour augmenter l’intelligence collective.

  1. La monnaie, c’est à chacun de nous de la créer avec un revenu de base.
  2. La production industrielle doit être autant que possible délocalisée dans chaque foyer grâce à des imprimantes 3D.
  3. Le cloud doit être réinventé en P2P, de même le search et toutes les plateformes Internet.
  4. Les blogs doivent être remis au-devant de la scène au profit des agrégateurs.
  5. En art, les artistes indépendants doivent être revalorisés.
  6. Dans la santé, et dans bien d’autres domaines, il faut mettre en avant les solutions open source pour qu’elles puissent être mises en œuvre partout à moindre coût.
  7. L’école devrait autonomiser les professeurs et personnaliser l’enseignement en fonction des élèves, plutôt que de les envisager comme des soldats.
  8. Il faut subventionner davantage les individus et moins les institutions (les blogueurs plus que les médias, les écrivains plus que les maisons d’édition, les professeurs plus que les académies…).
  9. Dans le champ politique, tout doit être fait pour responsabiliser les citoyens.

Il s’agit bel et bien d’une politique qu’un État pourrait mener si ses fonctionnaires et élus ne songeaient pas qu’à préserver leur position dans le silo gouvernemental. Contrairement à Morozov, je ne pense pas qu’il puisse exister de bonne centralisation dans un monde complexe. Je ne rêve pas de monarques éclairés, mais de citoyens responsables, auxquels Morosov ne croit manifestement pas quand il parle de simples consommateurs. J’espère la fin de ces simples consommateurs, elle impliquerait en même temps la fin des GAFAM et autres dictateurs potentiels. Je suis définitivement trop optimiste. Je sais.

PS : Une suite avec une solution pour transiter…

Ancien projet de couv

>>> Source @ http://blog.tcrouzet.com/2015/04/26/lirresistible-vertivalisation-du-monde/